La veille, prononçant son dernier discours officiel en tant que procureur général de la Cour pénale internationale (CPI) avant de se mettre en retrait, Karim Khan a voulu souligner « combien il est sincèrement fier et reconnaissant » du travail accompli par son équipe, dans un contexte de « défis importants » et notamment de « tentatives d’influer sur le travail de la Cour ». L’allocution – par liaison vidéo – a été prononcée devant le Conseil de sécurité des Nations unies à New York (États-Unis), sur la situation en Libye.
Le représentant des États-Unis aux Nations unies, John Kelley, a profité de l’occasion pour rappeler à Khan les sanctions de l’administration de Donald Trump. Kelley a accusé le tribunal de mettre en danger « la sûreté et la sécurité des citoyens [américains] » et a réitéré la promesse d’« utiliser vigoureusement nos outils de sanctions contre ceux qui ont poursuivi et facilité les actions de la CPI contre l’Amérique et nos alliés, y compris Israël ».
Le lendemain, vendredi 16 mai 2025, l’Unité des affaires publiques de la CPI envoyait aux médias une déclaration de trois lignes annonçant sa décision « de se mettre en congé jusqu’à la fin » de l’enquête du Bureau des services de contrôle interne de l’Onu (BSCI) sur son inconduite sexuelle présumée. Dimanche, la présidence de l’Assemblée des États parties à la CPI a déclaré dans un autre communiqué qu’elle « a la ferme conviction que le travail de la Cour dans l’intérêt de la justice, sous la houlette de sa présidence, du greffier et des procureurs adjoints, se poursuivra de manière normale et sans aucune interruption ».
Mais ce n’est pas comme si la tempête qui vient d’éclater était totalement imprévisible.
« Un environnement sans harcèlement »
Khan a été élu procureur par les États membres de la Cour en 2020. Le candidat britannique bénéficiait alors d’un large soutien, même s’il ne figurait pas sur la liste de présélection initiale, et avait été fortement critiqué par une partie de la société civile pour son rôle antérieur d’avocat de la défense, qui avait réussi à faire clore l’enquête de la CPI au Kenya.
Lors de sa prestation de serment, Khan a promis de « favoriser la coopération et la collaboration dans la mesure du possible », positionnant la Cour comme un élément d’un écosystème plus large de mécanismes de justice et non isolé de la politique mondiale. Il a critiqué les pratiques antérieures en déclarant qu’il ne suffisait pas d’ouvrir de nouveaux examens préliminaires et de nouvelles enquêtes. Nous ne pouvons pas « investir autant [...] et obtenir si peu de résultats si souvent dans la salle d’audience », a-t-il déclaré.
Le nouveau procureur a également promis de « réparer ce qui est cassé » et, en référence à un rapport de 2020 accablant concernant la moralité au bureau du procureur, il a déclaré que « ce bureau devrait devenir le meilleur endroit au monde pour travailler » et que son personnel « a le droit de travailler dans un environnement exempt de harcèlement ».
Des changements radicaux ont eu lieu sous la direction de Khan, notamment la nomination de deux procureurs adjoints au lieu d’un, et la création d’une nouvelle équipe unifiée pour les enquêtes et les procès. Il a également modernisé les mécanismes de collecte et de tri des preuves soumises via le portail en ligne en utilisant des fonds supplémentaires provenant des États et destinés à encourager l’enquête sur l’Ukraine.
« Un large éventail d’attaques et de menaces »
Mais depuis un an, Khan mène une bataille perdue d’avance pour repousser les allégations d’inconduite sexuelle. Il a été contraint de les réfuter publiquement pour la première fois en octobre dernier. Khan a alors suggéré que la plainte déposée contre lui pouvait être considérée comme faisant partie des pressions subies par le tribunal : « C’est un moment où moi-même et la Cour pénale internationale faisons l’objet d’un large éventail d’attaques et de menaces ».
L’enquête initiale sur l’allégation « reçue par un tiers » en mai dernier a été menée par le Mécanisme de contrôle indépendant de la Cour, qui a déclaré qu’« aucune enquête n’était nécessaire à ce stade » après s’être entretenu avec la victime présumée, qui « a refusé de confirmer ou de nier explicitement la base factuelle de ce qui avait été rapporté » et « a refusé de déposer une plainte formelle », ce qui signifie que les enquêteurs n’ont jamais parlé à Khan.
Enquête externe et « transparente »
En 2020, un groupe d’experts indépendants avait constaté que de nombreux membres du personnel de la CPI n’avaient pas confiance dans les mécanismes de la Cour et n’étaient pas enclins à « porter plainte librement et volontairement au sujet d’une conduite présumée pouvant donner lieu à une mise en accusation, en particulier de la part d’élus ou de hauts fonctionnaires, et à en faire état officiellement ». Les experts avaient recommandé que les enquêtes sur les élus, dont le procureur, soient menées par « des juges expérimentés, indépendants et qui ne siègent pas [à la CPI] ». Ces réformes n’ont pas été mises en œuvre.
Sous la pression, l’allégation contre Khan a été rouverte en novembre 2024 et une enquête externe a été ordonnée par le président de l’Assemblée des États parties, Päivi Kaukoranta (Finlande). Cette enquête est menée par le Bureau des services de contrôle interne de l’Onu, qui lui transmettra son rapport. Des médias ont rapporté que le mandat de l’enquête inclut désormais des allégations selon lesquelles Khan se serait livré à l’intimidation de témoins et à des représailles à l’encontre de membres de son personnel. Hier dimanche, la présidence a promis que les conclusions de l’enquête seraient traitées de manière « transparente ».
« Nouvelle dimension » de l’affaire Khan
Des sources diplomatiques ont confirmé à JI que les États parties à la CPI étaient disposés à laisser l’enquête suivre son cours sans demander à Khan de se retirer. Mais l’affaire est entrée dans une autre dimension la semaine passée, lorsque les médias ont donné des détails du témoignage de la victime présumée, qui vont bien au-delà des allégations de harcèlement.
Drop Site, un média d’investigation « dédié à la dénonciation des crimes des puissants », suggère que les accusations portées – avec à l’appui des citations directes du témoignage de la femme concernée – comprennent « des mois d’insistance, de coercition psychologique et d’avances sexuelles, qui ont finalement dégénéré en ‘relations sexuelles’ non désirées et ‘forcées’ qui ont duré près d’un an et se sont poursuivies même après qu’elle ait dit à Khan que son comportement l’avait rendue suicidaire. Les actes présumés comprennent un épisode, en avril 2024, au cours duquel le procureur aurait tenté d’avoir des relations sexuelles avec la femme alors qu’elle prétendait être endormie dans le but de l’éviter ».
Selon un diplomate basé à La Haye, ces rapports émanant de plusieurs médias ont donné « une nouvelle dimension » à l’affaire. « Il y avait le sentiment que le bureau du procureur ne pouvait plus fonctionner tant que [Khan] était là. Et qu’il devait donc prendre un congé », ajoute-t-il. Le message a donc été transmis à Khan qu’il devait prendre cette décision, faute de quoi l’Assemblée des États parties serait prête à le suspendre.
« Désastre total »
On ne sait pas combien de temps Khan sera absent. L’enquête du BSCI dure depuis six mois et pourrait s’achever avant les vacances d’été. Plusieurs membres du personnel du tribunal, en plus de Khan et de la victime présumée, ont été interrogés, selon plusieurs de nos sources. S’il s’avère que Khan a commis une « faute grave » ou un manquement grave à ses devoirs, il pourrait être démis de ses fonctions par l’Assemblée des États parties à la CPI.
Si l’on ajoute à cela la frilosité des bailleurs de fonds de la Cour, les réserves exprimées par des États parties tels que la France à la suite de l’émission du mandat d’arrêt contre le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou, les allégations contre le procureur et les effets sur la Cour des sanctions américaines, « ce mélange est, bien sûr, un désastre total », déclare un autre diplomate à Justice Info. Le tribunal attend de voir ce que pourraient contenir d’éventuelles nouvelles sanctions américaines, après que Trump a imposé des sanctions économiques et de circulation contre Khan en février de cette année.
Timing « troublant » ?
La confluence de ces crises n’est pas passée inaperçue, et certains ont certainement pu se réjouir des fautes alléguées du procureur. En novembre dernier, le sénateur américain Lindsey O. Graham et cinq autres sénateurs ont posé des questions à la présidence de la CPI sur la simultanéité des demandes selon eux « illégales » de mandats d’arrêt sur la situation en Palestine et du « nuage qui pèse sur le procureur et son bureau ». La qualifiant de « troublante », ils se demandent « s’il pourrait y avoir un lien » entre « l’annulation d’une rencontre prévue avec des responsables israéliens » et « l’enquête sur les allégations de mauvaise conduite à l’encontre du procureur Khan ». Les six sénateurs américains ont demandé « une transparence totale sur cette question afin de s’assurer qu’il n’y a pas de conflit d’intérêts ».
Mouin Rabbani, co-éditeur de Jadaliyya, un magazine pro-palestinien en ligne, et chercheur au Center for Conflict and Humanitarian Studies, critique vertement l’enquête de la CPI sur la Palestine, estimant que Khan a « traîné les pieds » avant les événements du 7 Octobre. Pour Rabbani, Khan a « attendu très longtemps avant de faire son travail ». « Par conséquent, l’accusation selon laquelle tout ce dossier [palestinien] est une imposture parce qu’il essaie de dissimuler des allégations de faute personnelle ne tient pas franchement la route ».
Plusieurs observateurs ont sonné l’alerte sur le fait que l’enquête israélo-palestinienne place la Cour aux avant-postes de la politique mondiale et que ces failles risquaient d’apparaître au grand jour à mesure que la pression s’accroît. « Dans l’absolu, le fait que [l’enquête palestinienne] existe est un miracle », déclare Iva Vukusic, professeure adjointe à l’université d’Utrecht. Elle espère qu’au bout de la crise, quelque chose de bon pourra émerger : « Je pense qu’il s’agit d’une occasion historique, dans la terrible situation dans laquelle le procureur pourrait se trouver si tout cela était vrai, pour le bureau du procureur de renaître de ses cendres. »